Chapitre 67

 

 

Un tournoi était en cours dans un grand pré en fleurs aux abords de la ville de Cantorbéry. En ce début de soirée, cet événement fastueux profitait de la lumière mordorée du soleil qui se déversait, presque liquide, sur les visages des centaines de spectateurs au bord du terrain, faisant scintiller les robes incrustées de joyaux des dames ainsi que les cottes de mailles polies et les heaumes ornés de blasons.

Les gradins érigés de part et d’autre de la piste, protégés par des voiles rouges, étaient bondés d’hommes et de femmes de la noblesse. La foule de plus basse condition était allongée sur les pelouses, le visage rougi par la bière et le soleil, ou se hissait sur la pointe des pieds pour assister aux charges impétueuses des chevaliers. À l’extrémité du champ, au-dessus des pavillons où attendaient les participants, s’élevait la loge royale, conçue à la manière des remparts d’un château, et à laquelle étaient suspendus en alternance les boucliers portant les armes du roi et ceux de sa nouvelle épouse.

Édouard, qui avait grande allure dans ses robes noires décorées de lourds galons dorés, regardait les chevaliers se livrer à la compétition assis sur son trône confortable. Les joutes furieuses qui avaient égayé l’après-midi étaient terminées et un concours d’adresse concluait le tournoi. On avait monté une quintaine à un bout du pré, forme humaine montée sur son mât et déguisée avec les foulards et les robes d’un Sarrasin, avec un grand cœur rouge peint sur la poitrine. Les chevaliers, l’un après l’autre, chargeaient l’ennemi avec leur lance. C’était maintenant à Ralph de Monthermer de s’élancer, avec son manteau jaune et son aigle vert flottant au vent, la lance pointée en avant. La foule le suivit des yeux. Le chevalier toucha le cœur et heurta violemment le Sarrasin et le sac de sable qui faisait contrepoids de l’autre côté. Ralph continua à cavaler sur plusieurs dizaines de mètres, les sabots ferrés de son cheval projetant derrière lui des mottes de terre. Les spectateurs l’acclamèrent.

Le regard d’Édouard se posa sur la rangée de chevaliers montés à l’autre extrémité du champ, qui attendaient que les pages remettent la quintaine en position. Dans leur dos était hissée la bannière au dragon délavée qu’il portait autrefois en étendard lors des tournois de Gascogne. Édouard observa ses chevaliers – Humphrey de Bohun, héros du tournoi, Aymer de Valence, Henry Percy, Guy de Beauchamp, Robert Clifford, Thomas de Lancastre. Ces jeunes gens, qui avaient grandi à la cour, avaient atteint l’âge d’homme dans une décennie de guerre. Leur apprentissage était terminé. Ils avaient tous succédé à leur père. Ils n’étaient plus des Chevaliers du Dragon, ils avaient leur place autour de la Table et pouvaient s’honorer de porter les noms de ces immortels chevaliers gravés sur son plateau en chêne, Gauvain ou Perceval, Mordred ou Lancelot. Ce nom resplendissait dans leur âme. Parmi les vétérans, seuls le vieillissant John de Warenne, les comtes de Lincoln et de Norfolk, ainsi que le belliqueux évêque Bek étaient toujours là. Mais la jeunesse et le zèle se trouvaient devant lui.

Entendant quelqu’un applaudir mollement derrière lui, Édouard se tourna vers sa femme qui accueillait sans enthousiasme excessif la prestation de Ralph. Marguerite était surnommée par son peuple la Perle de France. Elle avait en effet l’air d’un joyau avec ses cheveux noirs pareils à ceux de son frère, le roi Philippe, sa peau d’un blanc laiteux, ses formes délicates mises discrètement en valeur par une robe de damas pourpre nouée à la taille par une ceinture couverte de rubis. On était début septembre, la température était douce, mais la reine avait passé une étole d’hermine sur ses épaules pour se protéger de la fraîcheur du soir qui tombait. Héritière des rois guerriers de la dynastie des Capétiens, Marguerite avait fait voile vers Douvres la semaine précédente, fragile symbole de paix, nerveuse quoique sûre d’elle-même, avec une suite de dames de compagnie et de serviteurs dignes de son rang. Deux jours après que son bateau eut accosté, Édouard l’avait épousée devant les portes de la cathédrale de Cantorbéry. La cérémonie, célébrée avec solennité par le truculent archevêque Winchelsea, avait été suivie de trois jours de fêtes et de tournois.

En cette occasion, Édouard n’avait pas lésiné sur les dépenses. Derrière le terrain des joutes, on apercevait le sommet des pavillons rayés, décorés de drapeaux colorés. De la fumée s’élevait des feux où les sangliers sauvages rôtissaient en tournant sur les broches. À l’intérieur des tentes, les tables à tréteaux étaient couvertes d’argenterie, de plateaux dorés et de pétales de fleurs. Il y aurait du pain d’épice, des pommes cuites au miel, des flans moelleux, du chevreuil succulent qui fondrait sur la langue, des amandes sucrées et du vin à profusion. Devant les pavillons, les serviteurs accrochaient des lanternes aux branches des arbres. À la nuit tombée, l’assemblée serait couronnée d’un halo d’étoiles scintillantes.

Marguerite, qui se sentait observée par le roi, sourit timidement. Édouard fit de même avec courtoisie avant de reporter son attention sur le terrain. Ce mariage était un événement joyeux, il devait mettre fin à une guerre qui avait duré cinq ans entre la France et l’Angleterre et permettrait à Édouard, grâce à l’entremise du pape Boniface, de récupérer la Gascogne. Cependant, les célébrations ne parvenaient pas à dissiper le profond sentiment de perte qui l’accablait depuis une semaine, en même temps que remontaient à la surface les douloureux souvenirs de son bonheur avec Éléonore. Il avait soixante ans. Marguerite, sage et discrète, n’en avait que dix-sept. Elle était aussi douce que de l’hydromel et il savait qu’elle lui apporterait du plaisir au cours des années qui lui restaient, mais elle ne toucherait jamais son âme. Celle-ci était morte avec sa reine espagnole.

Derrière lui, Édouard entendit le rire cristallin de son fils assis non loin de là avec ses amis. Le jeune Édouard, qui avait quinze ans, lui ressemblait comme deux gouttes d’eau quand il avait le même âge, avec ses cheveux blonds aériens et son long visage anguleux. Il avait beaucoup grandi cette dernière année, ce qui laissait supposer qu’il avait aussi hérité de sa stature. À côté de lui, un bras posé langoureusement sur le rebord du gradin, se trouvait un jeune écuyer de seize ans, très beau, qui s’appelait Piers Gaveston. Le jeune homme au regard noir, originaire de Gascogne, était le fils d’un chevalier qui avait bien servi le roi pendant la guerre. À sa mort, Édouard avait fait de Piers un garde de la maison royale, et son fils et lui s’étaient immédiatement pris d’amitié l’un pour l’autre. Édouard s’était légèrement inquiété du fait que son fils passât de plus en plus de temps dehors avec Piers et ses amis alors qu’il aurait dû s’entraîner ou étudier, mais il savait que son héritier gagnait en maturité, maintenant que ses fiançailles avec la fille du roi Philippe, Isabelle, étaient annoncées. Le mariage n’aurait pas lieu avant plusieurs années, la princesse n’étant encore qu’une enfant, mais entre-temps le roi avait d’autres projets pour son fils. Il comptait l’impliquer dans sa prochaine campagne écossaise, prévue pour l’année prochaine. Le calendrier s’y prêtait, car à la fin de l’année s’ouvrirait un autre siècle. L’époque était au changement et, si Dieu le voulait, il arriverait au bout de ses conquêtes.

Il avait dépêché des agents, sous les ordres de son lieutenant sir Richard de Burgh, le comte d’Ulster, pour traquer la quatrième relique en Irlande. Quand il aurait mis la main dessus, il la ferait parader devant le peuple, comme il l’avait fait pour la Couronne d’Arthur et la Pierre du Destin, symboles de son autorité sur la Bretagne unifiée. Ensuite, il présenterait la relique à l’abbaye de Westminster, devant le mausolée du Confesseur, et la Dernière Prophétie serait accomplie. Les hommes avaient soif de légendes – d’aspirations qui dépassent le dur labeur de la vie quotidienne, de mythologies célestes qui colorent la grisaille de l’existence terrestre. Ses hommes chanteraient ses louanges pour avoir sauvé le royaume de la malédiction prédite par Merlin, mais surtout la réalisation de la prophétie lui vaudrait la fidélité indéfectible de ces jeunes gens dont les impôts renflouaient ses caisses et qui n’hésiteraient plus jamais à brandir leur épée pour lui. Les chevaliers d’Arthur se disputaient, il leur arrivait même de contester leur roi, mais au bout du compte ils étaient liés à la Table par une loyauté éternelle. C’est cela que voulait Édouard, car il avait décidé depuis longtemps de ne jamais revivre Lewes, quand le royaume était divisé, entre les ambitions des barons et la faiblesse de son roi. Non. Son cercle serait d’or et d’airain. Parfait. Impossible à briser.

Il avait failli perdre leur soutien à cause de la Gascogne, la menace d’une guerre civile n’avait jamais été très éloignée de ses pensées. La bataille de Falkirk, malgré sa brutalité, avait offert une victoire commune à ses hommes. Pourtant, ce n’était pas fini. Il ne se satisferait pas de trophées, il voulait une domination totale. Chaque mois, les rapports lui répétaient la même chose : les convois de ravitaillement étaient attaqués et les garnisons isolées. Winchelsea, s’exprimant au nom du pape, protestait contre cette invasion d’un pays chrétien et Édouard avait récemment découvert que William Wallace avait réussi à franchir le blocus dans la Manche et qu’il se trouvait désormais à la cour du roi Philippe. Il s’inquiétait du mal que le chef rebelle pouvait causer à la trêve, mais pour l’instant rien n’avait changé. Il s’occuperait de ce brigand le moment venu. En attendant, un autre ennemi requérait son attention. Et il avait bien l’intention de lui régler son compte.

Alors que le tournoi touchait à sa fin, les chevaliers ayant brisé leurs dernières lances contre le Sarrasin, les juges se retirèrent pour choisir le vainqueur, à qui on remettrait sa récompense – un heaume en argent surmonté d’un dragon – lors du banquet. Profitant de l’interlude, un messager se faufila entre les bancs et glissa quelques mots à l’oreille du roi. Édouard se leva, s’excusa auprès de sa jeune épouse et quitta les gradins par l’escalier de l’arrière. Les nobles discutaient entre eux, pariaient sur l’issue des délibérations.

Édouard, évitant la foule, se dirigea vers les pavillons, discrètement suivi par deux de ses chevaliers. Le jour déclinait rapidement et les lanternes brillaient dans les arbres. Un serviteur faisait entrer cinq paons dans la plus vaste des tentes pendant que les ménestrels accordaient leurs instruments. Là, debout à l’entrée du somptueux pavillon royal, regardant les serviteurs dresser les tables, un homme qui portait une cape bleu marine et une cotte de mailles courte attendait. Il avait l’air plus vieux et plus marqué que la dernière fois où Édouard l’avait vu, en Gascogne. Indifférent aux saluts respectueux des serviteurs affairés, le roi fit signe aux chevaliers de rester en retrait et s’approcha seul.

Adam se tourna et, voyant le roi arriver, inclina la tête.

— Sire.

— J’imagine que vous vous êtes installé ?

— On s’est bien occupé de moi, Sire. Je vous remercie.

Adam marqua une pause avant de reprendre.

— Je vous avoue que j’ai été surpris de recevoir votre message alors que la guerre vient de se terminer. Mais j’ai laissé ma compagnie sous les ordres d’un de mes lieutenants à Bayonne, où elle renforce la garnison. Elle est entre de bonnes mains.

Les yeux d’Édouard semblaient suivre les serviteurs qui se dépêchaient de tout préparer pour le banquet, mais il ne les voyait pas. Il repensait à l’image du lion rouge rugissant au-dessus du dragon.

— J’ai une mission spéciale à vous confier. En Écosse. Elle est de même nature que celle que vous avez accomplie pour moi il y a treize ans.

Il posa son regard sur Adam.

— Il faut que l’homme auquel je pense ait un accident.

Insurrection
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